Près d’un an après Contre-Courage, opus de cinq titres aux sons variés mais à l’unicité certaine, traitant de perte, d’amour, de peur et du désespoir d’un travailleur épuisé, arrive Caissier Concierge, un album plus long (sept chansons, cette fois), plus précis, plus mature et d’une puissance inouïe. Julien Gagné et Basta (le nouveau nom de la formation) nous servent ici un EP sérieux qui shake les stabilités les plus intrinsèques des classes des plus hauts placés, des plus riches, et ce, dès la première chanson. Intitulée Caissier Concierge 1, celle-ci n’hésite pas à faire un clin d’œil à La tour, pièce de l’album précédent. Elle place le contexte comme ouvrant une histoire qui se dévoilera à mesure de chanson. Sans être un album thématique à part entière, le fil conducteur y est manifeste : la résilience.
S’il faut parler du vrai, c’est ici qu’on le fait avec la plus grande honnêteté, dépourvu des effets de styles qui éloignent l’attention des mots, quand les mots ne la valent pas. Julien Gagné, syndicaliste passionné, parolier depuis une adolescence que l’on sent bien loin derrière, transformée en rigueur, en écoute de soi et en urgence, affronte la vérité avec aplomb et conviction, même si cette vérité est parfois difficile à digérer : « Aussi brillant que tous les planchers qu’il a essuyés, et que le Conseil des Arts et tous les refus qu’il lui a fait essuyer » admet-il, cynique ou ironique, dans le premier morceau. Le fait est qu’il est probablement question, admettant que l’on prenne les paroles au pied de la lettre, du dernier album que Julien Gagné et Basta comptent nous offrir. Et c’est dommage.
(crédit photo : Kevin Brazeau)
Pièce par pièce
Caissier Concierge 1 : Minimaliste au plus haut point, l’ouverture de l’album se fait façon basse et voix. Simple, parlée, autobiographique comme la plupart des chansons de Gagné, le rappel d’un rêve effrité et la volonté d’évasion d’un travailleur entouré de déchets, humains ou autres, trouvent facilement écho chez quiconque s’est déjà fait chier dans une job dégradante. On annonce que ce sera la dernière fois que le caissier concierge s’adressera à nous… écoutons-le autant que le veston ignore la moppe : beaucoup.
J’essaie encore : Angoisse d’un insomniaque éternellement anxieux, la chanson fait tout de même taper du pied, comme le pendule d’une horloge dont le son refuse le sommeil à l’entendeur. La frustration de ne pas s’affranchir de ses démons tapisse aussi le récit qui parfois s’envole, cauchemardesque et cru. Julien Gagné, dont la voix flirte avec l’univers post-punk par ses cris qui ne veulent pas être beaux mais bien virulents, crache une tourmente poétique dont plusieurs passages sauront marquer l’imaginaire dès la première écoute…
« Le désordre au milieu
D’une dernière cigarette
Le souvenir de la fête
Mais y avait pas de fête
Dehors il pleut des cordes
Pour monter jusqu’au ciel
Quand on trouve la vie belle
Certains se pendent avec »
Chez toi comme chez moi : Cette pièce à la progression impressionnante a de quoi rendre jaloux celui ou celle qui tente de poétiser une séparation. Les musiciens, impeccables, et la mélodie, en osmose avec le propos, suscitent immanquablement le frisson. Une histoire d’une triste beauté, aussi habilement déballée que les textes les plus émouvants de Desjardins, piano à l’appui et violoncelle tout en lamentations douces… et puis « la tempête s’amène » : plus le parolier le répète, plus on le sent. Et elle s’amène effectivement dans une catharsis cacophonique – qu’on voudra réécouter et réécouter.
(crédit photo : Fanny Basque)
Les bons sentiments : Récit d’une prise de conscience difficile, expliqué comme à un ami, franc et sarcastique par moments, au rythme entrainant et libérant vers la fin un fiel plus rock, complètement désillusionné : « les hommes entre dans le monde avec leurs souliers sales pour dire « C’est à moi! », pour tout gâcher ». Bien qu’il apporte une certaine légèreté la chanson, on pourra néanmoins questionner le choix du tambourin, qui fait une apparition brève et quelque peu maladroite (c’est peut-être juste moi, aussi). Les bons sentiments n’en perd pas de son impact et, peut-être, cela aide en fait à l’excellent contraste musical entre les deux extrémités de la pièce.
Le concret : Une lourde ligne de basse accueille peut-être la plus belle mélodie de l’album, servie au violoncelle par Julien Thibault. Tantôt surréaliste, tantôt festive et « jumpy », la cinquième pièce arrive au parfait moment, procure un regain d’énergie bienvenu, soutenu par une guitare électrique corrosive, et prend des allures d’ode à la résistance. Les paroles sont vites apprises et on se fera un bonheur virulent de les scander avec les membres de Basta qui les beuglent allègrement : « Ressusciter Allende! Une vraie révolution qui n’est pas scrappée par les États-Unis ». Cri du cœur, force et juste assez de rancœur devant un monde terne qui encourage le terne.
Un abri : Plus douce, plus intime, habillée d’une autre magnifique mélodie – elles sont toutes de Jean-Pascal Carbonneau, camarade créatif de Julien Gagné depuis plusieurs années et qui est à la basse tout au long de Caissier Concierge – l’avant-dernier morceau est empreint d’espoir. Le leadeur de la formation est toujours aussi habité par ce qu’il raconte et c’en est désarmant d’humilité. Grand texte.
Caissier Concierge 2 : On ferme les livres avec un retour musical et lyrique à la première pièce de l’album. Julien Gagné, nouvellement père, dédie cet EP à son enfant, et s’adresse à lui ici de manière lucide et émouvante, sans compliquer les mots : « Tu verras, fiston, que ton papa était un homme exceptionnel, presque aussi grand que toi, le plus grand caissier concierge ». Encore une fois, la résilience est présente, superbe et courageuse. Ça clôt l’album de manière viscérale, dans le plus grand amour possible, et Basta s’installe pour une dernière fois, fait rêver encore.
(crédit photo : Daniela Margina)
Julien Gagné et Basta, on en n’a que peu entendu parler, et pourtant, le matériel qui sort de ces têtes-là est tout simplement renversant. Il est difficile, dans le spectre culturel du Québec actuel, de confronter notre confort ridicule et d’admettre qu’on se nourrit du vide et de la répétition. Il est bien plus simple d’oublier que certains auteurs tentent de révolutionner la musique par la parole. Ici, c’est sans compromis.
L’album est disponible sur la page bandcamp de la formation (http://juliengagneetbasta.bandcamp.com), pour le prix de base de 7$. L’écoute sur place des chansons est entièrement gratuite.
Caissier concierge, de Julien Gagné et Basta – ★★★★½